Les contes et les proverbes existent partout où des hommes se sont établis. En Afrique, ils sont si nombreux qu’il faudrait des bibliothèques entières pour les réunir tous. Par « tous », il faut entendre ceux qui nous sont parvenus, car leur transmission s’étant de tout temps effectuée par la voie orale, beaucoup d’entre eux disparaissent chaque fois que meurt l’un de ceux qui les détiennent dans leur mémoire.
Par Nasser Nait Salem
S’intéresser au patrimoine culturel oral maghrébin ou africain et le fixer à des supports pouvant résister aux érosions du temps et aléas de l’oubli, c’est sauver un savoir millénaire longtemps délaissé, voire méprisé, pour diverses raisons.
L’historien guinéen Djibril Tamsir Niane en évoque une dans l’avant propos de son ouvrage, Soundjata ou l’Épopée Mandingue : « L’Occident nous a appris à mépriser les sources orales (…) tout ce qui n’est pas écrit noir sur blanc étant considéré sans fondement ».
Le sombre dessein du colonialisme était clair : déculturer l’Africain en le détournant de son passé et de sa culture qu’il avait pris soin, au préalable, de dénaturer et de discréditer à ses yeux. Dès lors qu’il a été vidé de sa substance culturelle, celui-ci était prêt à ingurgiter n’importe quel ersatz de culture que lui proposerait son « civilisateur » venu d’outre-mer.
Cette manœuvre semble avoir, malheureusement, abouti puisque nombreux sont ceux qui aujourd’hui encore, parmi les jeunes et les adultes, sourient ou haussent les épaules lorsqu’on les entretient sur les récits que leur mère, ou grand-mère, leur narrait autrefois, le soir, autour d’un feu familial. Pour eux, ce ne sont que de simples histoires naïves et puériles, tout juste bonnes à bercer des enfants au sommeil particulièrement long à venir. Cette réaction rappelle celle d’un voyageur français du XIX”— siècle « C’est là (dans la grande case de réunion) que se réunissent des «coteries de Nègres qui y passent des journées entières à fumer, à jouer, mais surtout à causer et à faire des contes et des histoires… Car les contes les plus absurdes, les histoires les plus mensongères sont le souverain délice et le plus grand amusement de ces hommes qui parviennent à la vieillesse sans être sortis de l’enfance ». Que de tels propos soient à l’origine du dédain que beaucoup d’entre nous éprouvent, de nos jours, à l’égard de la culture orale africaine, nous glace le sang dans les veines.
D’où viennent les contes ?
Les contes sont très probablement des récits qui dérivent des mythes que les peuples ont forgés aux premiers temps de l’Humanité pour s’expliquer les phénomènes mystérieux qui les entouraient et les terrorisaient. Le mythe est défini par Paul Foulquié et Raymond Saint-Jean comme « un récit fabuleux racontant les exploits de dieux ou de héros et destinés à donner du réel une explication capable de satisfaire un esprit primitif ». C’est pour cette raison que les mythes sont toujours imprégnés de cosmogonie et d’ésotérisme liturgique auxquels seuls les adultes ont accès et encore faut-il qu’ils aient été, au préalable, initiés et préparés pour recevoir ce genre de connaissances ultimes. Par la suite, les hommes avaient dû ressentir le besoin de transmettre ces mythes à leurs enfants, mais ceux-ci, n’étant pas encore mûrs, n’avaient pas le droit de connaître ce que seuls les grands initiés étaient censés devoir détenir. Que faire ? Ils avaient dû adopter la solution suivante : ils racontaient les mythes en question mais dépouillés de tout ce qui est jugé trop sacré pour être connu des jeunes profanes. Et à la place, ils introduisaient des symboles incompréhensibles à première vue mais qui ne sont rien d’autre que des allusions, à peine voilées, au contenu des récits originels. C’est la raison pour laquelle certains contes sont ambigus alors que les mythes, eux, sont claire, explicites et sans détour car leur but avant tout est de révéler des connaissances « religieuses ». Il existe, par exemple, en Afrique beaucoup de mythes selon lesquels des demi-dieux auraient apporté le savoir aux hommes mais dont la récompense a été de subir le châtiment et la vengeance des dieux qui n’avaient pas été informés de cette initiative. Ces mythes ont donné naissance à une multitude de récits où il est question de bienfaiteurs souffrant de l’ingratitude de ceux qu’ils ont aidés. Selon d’autres mythes, le caméléon serait une des premières créatures vivantes à exister sur terre. Aux enfants, on ne révélera pas cette connaissance ancestrale explicitement mais diluée entre les mailles obscures d’un conte inventé pour la circonstance, comme celui où l’on voit un crapaud et un caméléon se disputer, chacun voulant convaincre l’autre qu’il est apparu le premier sur terre. Bien sûr, le caméléon l’emportera parce qu’il aura avancé plus d’arguments solides que son rival. Avec le temps, les hommes sont arrivés à produire un nombre incalculable de contes populaires dont certains se sont totalement démarqués des mythes originels mais ne contenant pas moins quelques indices les rappelant.
Aujourd’hui, ces récits anciens sont si nombreux que les théoriciens les ont classés en contes, fables et légendes. Appellations qui s’avèrent bien souvent, aussi bien en Afrique qu’ailleurs, sans fondement.
Le conte dérive du mythe et se présente donc, selon l’expression de l’universitaire ivoirien Pierre N’da comme « un mythe dégradé ». Or, nous constatons, aujourd’hui l’existence de nombreux contes moraux n’ayant rien à voir avec les mythes primitifs. La légende, elle, est définie par Foulquié et Saint-Jean comme « un récit transmis par la tradition, plus proprement, récit populaire qui a souvent un fondement réel mais dans lequel le merveilleux et le fabuleux tiennent une place importante. La légende concerne un passé lointain et souvent imprécis ». Définition sujette à caution lorsqu’on sait qu’il existe beaucoup de légendes qui n’ont aucun « fondement réel » et dont la création a seulement été motivée par l’enseignement d’une morale et d’une ligne de conduite. Quant à la fable, elle est généralement considérée comme un récit moralisateur, didactique et satirique visant à fustiger les hommes représentés par des animaux. Or, en parcourant les histoires classées comme telles, nous remarquons que beaucoup d’entre elles comportent des personnages anthropomorphes. C’est dire à quel point la distinction est ardue entre ces trois prétendus genres. Senghor avait bien raison en 1957 lorsqu’il écrivait dans sa préface à l’ouvrage de Birago Diop : «Du mythe au proverbe, en passant par la légende, le conte, la fable, il n’y a pas de frontière ».
Le conte et la nuit
En Afrique, comme dans d’autres régions du monde, les contes se disent la nuit parce que c’est le seul moment où l’on se repose ; le seul moment où l’on parle pour faire le bilan d’une journée de labeur ; le seul moment où la famille se retrouve réunie nouveau après avoir été dispersée durant la journée par les tâches imparties à chacun de ses membres. De surcroît, si les contes se disaient le jour, les gens les écouteraient et délaisseraient le travail. Mais, contre toute attente, ce sont d’autres raisons qu’évoquent les tenants de la tradition orale. Des raisons fort persuasives puisque promettant les pires punitions aux contrevenants. C’est ainsi que dans les montagnes d’Algérie, on prétend qu’on risque d’attraper la gale si on conte en plein jour. Et curieusement, c’est le même châtiment qu’avancent les Bantous d’Afrique du Sud. Les Rwandais, de leur côté, affirment qu’on risque de raccourcir considérablement sa vie ou de se métamorphoser en lézard, animal jugé paresseux par la tradition parce qu’il passe de longue heures immobile au soleil. De notre côté, on se demande s’il n’y a pas de lien entre le contenu obscur des contes, à cause de la présence de symboles imperméables pour les profanes et la nécessité de ne les raconter que dans l’obscurité.
Les contes : pour qui et pourquoi ?
Contrairement ce que l’on pense généralement, les contes ne s’adressent pas uniquement aux enfants. Pierre N’da va même plus loin. Les recherches qu’il a effectuées sur une centaine de contes africains pour déterminer leurs destinataires, surprennent quelque peu puisqu’elles révèlent que 55 d’entre eux s’adressent aux adultes et que 8 seulement sont destinés aux enfants. Les autres contes se répartissent comme suit : 31 pour les enfants et les adultes ; 6 n’ont pas de destinataire précis. Pierre N’da conclut que si les contes africains instruisent et fustigent les défauts de la jeunesse « ils ne s’adressent pas moins aux adultes chez qui ces mêmes défauts ne sont pas totalement absents ».
Les contes sont, sur notre continent, un moyen de corriger les défauts des membres de la communauté tout en les familiarisant avec les règles de conduite et les valeurs ancestrales. Senghor disait à ce propos : « En Afrique noire, toute fable, voire tout conte, est l’expression imagée d’une vérité morale, à la fois connaissance du monde et leçon de la vie sociale ». Transmettre les contes à la progéniture est perçu par les anciens comme le moyen d’assurer la pérennité de l’ordre social et des valeurs héritées des ancêtres.
C’est pourquoi les Dogons (Mali), par exemple, affirment que tous les contes sont anciens et que tous ceux qui en inventent de nouveaux sont des menteurs.
Le contenu des contes nouvellement créés risque, en effet, du contraster avec les valeurs traditionnelles admises par la communauté d’où la nécessité de les fustiger et d’accabler de honte celui qui les produirait. Car inventer un conte c’est, en quelque sorte, aller à l’encontre de la vie communautaire ! C’est là, si besoin est, une preuve que les contes populaires en Afrique sont loin d’être de simples histoires ludiques. Bien au contraire ; ils reflètent, pour la plupart, une philosophie populaire millénaire qui a survécu aux embûches du temps et de l’oubli parce que les générations qui se sont succédé l’avaient jugée digne d’être leur guide dans la vie. Une philosophie enseignée non pas à l’aide de théories abstraites mais par le biais de contes amusants et captivants, car nos ancêtres savaient depuis longtemps que le message didactique ne saurait être efficace s’il négligeait le ludique.
Ce n’est là qu’un bref aperçu des vérités se cachant derrières lamhajiates de nos grands-mères. Pour en savoir plus, il suffit de faire des recherches sur le Net…Si vous cherchez bien, vous regarderez désormais les contes d’une autre manière.
N.N.S